Je vous ai récemment expliqué que j’avais par hasard appris l’existence d’un restaurant nord-coréen à Yangon. Il fallait bien sûr que j’aille voir ça…
D’accord, fréquenter cet établissement revient d’une certaine manière à cautionner le régime en place à Pyongyang et certains, par principe, ne le feraient pas.
Le même dilemme s’impose lorsque l’on voyage ou que l’on vit en Birmanie. Difficile en effet d’éviter de remplir les poches des généraux ou de leurs affidés qui contrôlent de larges pans de l’économie. Il n’est pas toujours possible de boycotter les magasins, hôtels ou compagnies aériennes appartenant à l’un ou l’autre crony…
Je suis donc allé voir de quoi il en retournait, bien conscient qu’une partie substantielle de l’addition servirait directement à financer le régime stalinien de Kim Jong-un, fils cadet de l’ancien leader Kim Jong-Il, lui-même fils de l’ancien président Kim Il-sung…
L’établissement en question est situé dans une rue connue pour ses nombreux restaurants. Un peu en retrait de la voirie, aucun signe ostentatoire ne distingue ce restaurant. Pas le moindre drapeau ou effigie du leader adoré de son peuple.
Il en est de même à l’intérieur du restaurant. Accueillis par deux beautés diaphanes au maquillage assorti à leurs vêtements traditionnels colorés, on nous mène à une grande salle à manger.
Celle-ci, rectangulaire et d’une dimension d’environ vingt-cinq mètres par dix, est très sobrement meublée de deux longues tables parcourant presque toute la longueur du restaurant. Contre le mur côté sortie, quelques tables de quatre et une sorte de plan de travail où les serveuses viendront apporter la touche finale aux plats qu’elles serviront aux convives.
Les deux longues tables sont déjà bien occupées et l’on nous installe à une petite table un peu à l’écart (Le sort réservé aux Occidentaux ?) Sur les deux longues tables ont en effet pris place des Birmans et je me demanderai durant toute la soirée s’ils font partie d’un même groupe ou s’il s’agit de différentes familles ou cercles d’amis qui ont été attablés de la sorte.
La décoration de la salle est particulièrement sobre. Sur les murs blancs, aucun slogan à la gloire du grand leader ou de ces adulés prédécesseurs, ni propagande divulguant les beautés ignorées de ce pays méconnu. Seule à venir briser la monochromie du mur, une petite affiche indiquant qu’il est interdit de prendre des photos… Bienvenue en Corée du Nord.
A l’avant de la pièce, à côté de la porte menant, je suppose, aux cuisines, une estrade de quelques mètres de large derrière laquelle une épaisse tenture occulte le mur où ce qui se passe entre celui-ci et la scène.
Comme dans tous les restaurants du monde, on vient nous présenter le menu. Contrairement à l’habitude locale, l’impassible serveuse nous laisse seuls pour choisir les pats et attendra que nous lui fassions un petit signe pour venir prendre notre commande. S’agit-il là de limiter au maximum les contacts ?
Au menu, rien de bien différent des restaurants sud-coréens que j’ai eu l’occasion de visiter. « Hot pots », nouilles froides et surtout, kimchis, jouent les vedettes sur le menu agrémenté de photographies. Le kimchi, plat traditionnel composé de légumes fermentés (souvent du chou chinois) et de piments, occupe en effet une place de choix dans la gastronomie coréenne et on m’a certifié qu’un Coréen était incapable de digérer quoi que ce soit si ne figurait pas à son repas au moins un aliment fermenté.
Pendant que nous attendons les plats commandés, j’ai tout le loisir d’observer mon entourage.
L’ambiance est assez conviviale parmi les deux grandes tablées et la bière semble couler à flot. Une majorité d’hommes, s’agirait-il de groupes d’hommes d’affaires venant ici fêter la signature d’un contrat faramineux ?
Aucun homme par contre parmi le personnel du restaurant, une bonne quinzaine de serveuses, toutes empaquetées dans leur costume traditionnel (je repère au moins quatre costumes différents. S’agirait-il de tenues régionales ?) accumulent les kilomètres de leurs petits pas pressés.
Le tout se déroule sous le regard féroce d’une matrone pansue, toute de noir vêtue, qui ne quitte que rarement son mirador d’où rien ne semble lui échapper.
J’en viens à me poser la question du quotidien des jeunes filles. Sont-elles des privilégiées du régime ou au contraire, reléguées ici, loin de leur famille ? Travaillent-elles sept jours sur sept ou ont-elles droit à des jours de congé ? Et si elles ont des jours de repos, sont-elles alors libres de sortir de l’enceinte du restaurant ? Auquel cas, il leur serait facile de rejoindre l’ambassade sud-coréenne située à quelques kilomètres pour y demander l’asile… Au risque probablement de faire disparaître toute la famille restée au pays ?
Je m’interroge alors de ce qui se passerait si un client parlant coréen commençait une conversation avec l’une d’elles, ou même lui passait discrètement un message écrit. Est-ce que le cerbère de faction fondrait immédiatement sur la malheureuse ? Ou peut-être celle-ci serait dûment châtiée plus discrètement et plus cruellement une fois son service terminé ?
Je ne peux m’empêcher de m’imaginer en preux chevalier élaborant un projet astucieux pour, au nez et à la barbe de la matonne, prendre sous chaque bras deux ou trois de ces donzelles captives pour, après une poursuite échevelées à travers les ruelles sombres de Yangon les mettre à l’abri de l’asservissement et leur permettre de s’épanouir enfin dans le monde libre.
Je n’en ferai bien sûr rien et me bornerai, en guise de soutien moral, à être aussi aimable, souriant et courtois que possible avec les serveuses, qui n’auront aucun regard pour moi.
Mes rêveries et fantasmes héroïques sont tout à coup interrompus par une explosion musicale éructée par la sono installée sur la scène à quelques mètres de moi. Une sorte de K-pop électronique vient en effet assourdir tous les comparses présents et empêcher toute conversation.
Une des serveuses monte alors sur l’estrade, s’empare du micro et, tandis que la cacophonie s’interrompt, commence à ânonner d’un air peu inspiré un texte visiblement appris par cœur.
Il s’agit de toute évidence de coréen et à part le personnel, je me demande bien qui peut comprendre un traître mot de ce qui nous est annoncé.
Son oraison terminée, la serveuse descend de l’estrade pour reprendre son service comme si de rien n’était, tandis que deux de ses collègues montent sur scène et se lancent, avec un joli brin de voix, dans une chanson lyrique que j’imagine être une ode à la gloire du bien aimé dirigeant de la nation.
Tandis que les deux rossignols s’époumonent, leurs collègues, dans un ballet maintes fois répété, distribuent parmi les tables de gros bouquets rutilants de fleurs synthétiques. Ne sachant trop que faire de l’imposante gerbe, nous la déposons sur une chaise vide à côté de nous et attendons la suite des événements.
Une des serveuses nous servant notre 'hot pot'. A ses côtés, le bouquet dont je ne sais encore que faire... |
Alors que tout le monde poursuit son repas, les numéros se succèdent sur la scène, alternant chansons à la guimauve et morceaux plus rock, pas de danse endiablés et valses mâtinées de gestuelle tout asiatique.
Nous nous amusons à tenter de reconnaître parmi les interprètes qui se relaient les différentes serveuses que nous avons vues circuler entre les tables quelques minutes auparavant.
Le mystère des bouquets de fleurs s’éclaircit rapidement. Un à un, des hommes s’approchent en effet de la scène, parfois en titubant dangereusement, pour offrir à l’artiste qui l’aura particulièrement ému, la preuve de l’admiration qu’elle lui inspire. Chaque bouquet est offert sous les applaudissements et les ovations des commensaux de plus en plus excités.
Lorsque je me rends compte qu’une des chanteuses n’a toujours pas reçu de bouquet alors que sa rengaine sirupeuse semble toucher à sa fin, je me précipite pour lui dédier la magnifique composition florale en plastique dont il est maintenant temps que je me débarrasse au cas où le concert s’achèverait d’ici peu. Mon geste est également accueilli par les vivats des hôtes tandis que je m’empresse de regagner ma place.
Votre humble serviteur faisant offrande d'un bouquet de fleurs à la chanteuse transportée de joie... |
Petite anecdote amusante, tandis que j’arrive à prendre quelques photos du spectacle sans attirer l’attention grâce à mon smartphone, une dame se fait admonester par l’une des serveuses tandis qu’elle essaie d’immortaliser l’instant au moyen de son encombrante tablette.
Je retire énormément de satisfaction à avoir déjoué la vigilance de la milice nord-coréenne et à repartir ce soir avec les quelques clichés flous que je partage ici…
Le spectacle se termine comme il aura commencé, avec ce que j’interprète comme une ode au « Prince de l’étoile du matin » ou à la bien-aimée mère-patrie et sous les applaudissements des convives grisés.
Mon repas touche à sa fin également. Le hot pot au tofu et le kimchi, bien que goûteux et plus que corrects, ne seront pas les faits marquants de cette soirée. Plus qu’un voyage gastronomique, c’est l’expérience culturelle que je retiendrai de cette soirée au pays du « Grand Héritier ».
Expérience culturelle qui se prolongera un instant au moment où l’on nous présente l’addition et où je me rends compte que le splendide bouquet artificiel que j’ai gracieusement offert à la diva délaissée m’est facturé 10000 Kyats (l'équivalent d'environ 8 euros), ce qui représente plus du quart de l'addition totale.
Je me demande ce qu’il en aurait été si j’avais décidé de ne pas faire part de mon idolâtrie pour la chanteuse esseulée et de garder sur la chaise l’immonde bouquet en toc !
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