lundi 3 juin 2013

Rencontre avec les novices au monastère du bouddha assis


Rapidement après avoir fait mes adieux au bouddha allongé de Chaukhtatgyi  (voir article du 30 avril), je me retrouve sur Schwegondain Road.

Après seulement quelques minutes de marche, j'avise, de l'autre côté de l'avenue, un de ces portiques qui mène certainement à un temple ou une pagode. Je pèse pendant quelques secondes mes options, rentrer tout doucement à pied à l'hôtel ou m'offrir l'éventualité d'une nouvelle découverte dès maintenant... Le choix est vite fait et je traverse l'avenue (un exercice toujours périlleux, à réaliser en plusieurs étapes en profitant d'une accalmie salutaire dans la circulation). Je m'engage bientôt dans la large avenue ombragée de grands arbres qui m'invitent à gravir la petite côte qui se présente à moi.

Après une centaine de mètres, l'allée dans laquelle je me suis aventuré débouche sur un de ces couloirs couverts déjà rencontrés à plusieurs reprises autour des pagodes et temples visités.
Vers la droite, le corridor entrecoupé de volées de marches descend, je suppose, en direction de l'avenue que j'ai quittée quelques minutes auparavant. Je décide donc de m'engager vers la gauche, d'où s'approchent plusieurs personnes. Je poursuis mon ascension et distingue bientôt, au bout de l'allée, une urne de donation qui annonce que j'arrive à un lieu de culte.

Les linteaux qui joignent les piliers formant les supports du couloir dans lequel j'évolue sont à présent décorés. Outre les habituels symboles bouddhiques, une peinture particulièrement terrifiante attire mon regard.


Malheureusement, aucune explication n'est donnée quant à ce que signifie cette scène de crucifixion effrayante à la sauce birmane.

Le bout du couloir est plus sombre. Un jeune Birmane se tient près d'une urne à donation et me rappelle d'ôter mes chaussures. Elle m'indique aussi un guichet sur la droite, où sont assis deux hommes à l'air rigolard. Je m'acquitte des 2000 kyats (environ 2 €) de droit d'entrée demandés aux étrangers et reçois une petite bouteille d'eau, particulièrement bienvenue par cette chaleur.

Quelques pas et je découvre l'énorme bouddha, assis celui-ci, qui trône sagement, caressé par les rayons du soleil qui s'amuse à donner vie au visage figé.


 
Plus d'un point commun avec le bouddha allongé : la taille imposante, la sérénité personnifiée, le blanc immaculé de la peau. Les mêmes scènes aussi qui se déroulent devant lui, avec les quelques visiteurs accroupis, les enfants qui jouent, les moineaux qui pépient alentour.

Je rejoins les quelques personnes présentes et m’accroupis devant la statue. Le soleil de ce milieu d’après-midi joue avec les nombreuses dorures qui nous entourent. Je reste là quelques minutes avant de décider de faire le tour du sanctuaire. Beaucoup moins de dévots ici qu’à Chaukhtatgyi et guère de touristes. Il est vrai que ce site se trouve un peu en retrait de la route, qu’il nécessite l’ascension de la colline au sommet de laquelle il trône et qu’il n’est pas recommandé dans les guides touristiques classiques.
Etrange que l’entrée soit payante ici alors qu’elle est gratuite dans la plupart des lieux visités jusqu’à présent à l’exception notable de la star de Rangoun, la pagode de Schwegadon, où les touristes doivent se défaire de 5$. Peut-être mes 2000 kyats contribueront-ils au financement des travaux en cours à l’arrière du bâtiment.

Comme à l’accoutumée, les murs du bâtiment hébergeant le bouddha présentent une succession de statues, d’images décoratives et d’autels plus rutilants les uns que les autres.
Des halos d’ampoules led clignotantes scintillent autour de certaines statues et des peintures en trompe-l’œil se confondent avec les mannequins illustrant des scènes sorties de je ne sais quel récit mythologique ou événement historique.



Je m'interroge sur la signification de tout ce que je vois et observe - images, comportements, attitudes et symboles - et me demande si quatre ans ici suffiront pour comprendre cette culture si éloignée de la mienne.

Je sors de l'espace dédié à l'adoration de bouddha. Je décide, plutôt que de revenir sur mes pas, de m'engager dans le couloir perpendiculaire à celui par lequel je suis arrivé. Je descends la première volée de marches et m'arrête un instant pour contempler le paysage qui s'étale sur ma droite. Beaucoup d'arbres déploient leur feuillage au-dessus des maisons et autres bâtiments -  à l'exception du centre historique au confluent des rivières Hlaing et Yangon, Rangoun reste une ville très verte.

Tandis que j'essaie de situer le temple Chaukhtatgyi que j'ai visité ce matin et qui doit se dissimuler dans ces ondulations verdoyantes, un jeune Birman m'accoste d'un jovial mais classique "Hello! Where are you from?"
"Belgium" lui rétorque-je, m'attendant à ce que cette réplique le laisse perplexe et sans réponse.
"Vraiment ? - continue-t-il en anglais - "Du nord ou du sud ? De Bruxelles, de Liège, d'Anvers ?".
S'en suit une courte conversation au sujet de la Belgique qui écarte le premier réflexe de méfiance suscité par cette intrusion inattendue.

Un ami de mon interlocuteur nous rejoint bientôt. Je l'avais repéré quelques minutes plus tôt accostant un couple de touristes occidentaux. J'apprends vite que les deux camarades sont novices au monastère voisin. Toujours habité par un sentiment de circonspection vis-à-vis des intentions de ces deux inconnus, je reprends mon chemin, aussitôt accompagné par mes deux acolytes.
Très vite, ils m'expliquent qu'ils vivent, étudient et travaillent au monastère adjacent et me proposent de me faire visiter les lieux. J'accepte l'invitation et suis mes deux guides improvisés.

Tout en suivant notre chemin, ils m'apprennent qu'ils sont chacun originaire de deux ethnies minoritaires différentes. Htay est originaire de l'état Rakhine, région du nord-ouest de la Birmanie, frontalière du Bengladesh. Son teint foncé et ses traits morphologiques proches des traits européens corroborent cette origine. Shway, plus petit et de type beaucoup plus asiatique, est quant à lui originaire du Kachin, région montagneuse située au nord de la Birmanie que les contreforts de l'Himalaya séparent de la Chine (le sommet le plus élevé de Birmanie, le Hkakabo Razi formant la pointe sud de l'Himalaya et atteignant 5 889 m se trouve dans l'état Kachin).



Les Kachin constituent un des plus de 130 groupes ethniques reconnus par le gouvernement birman. L'ethnie majoritaire et dominante, les Bamar, représentent toutefois environ 65% de la population totale du pays. A l'instar d'autres peuples minoritaires en Birmanie, les Kachin sont en conflit ouvert avec le régime birman. Périodes de tension et d'apaisement se succèdent et les affrontements armés sont monnaie courante ce qui vaut à une bonne part de leur territoire d'être interdit aux touristes.

Mes deux interlocuteurs du jour ont des langues maternelles différentes bien que tous deux parlent parfaitement le birman, langue dans laquelle ils ont été scolarisés. Ils m'expliquent qu'ils sont ici étudiants à 'l'université bouddhique' (?), que d'ici quelques semaines, ils seront moines et qu'ils continueront à étudier et enseigner le bouddhisme.

Ce n'est peut-être que le fait d'une plus grande aisance en anglais mais l'un des deux comparses me semble beaucoup plus enthousiasmé par ses études et par sa vocation monacale. Je ne peux m'empêcher de penser que son compagnon a peut-être suivi cette voie dans l'unique but d'échapper à la misère et au manque d'opportunités dans sa région natale.

Nous sommes entretemps arrivés au monastère. Mes guides me montrent d’abord une salle où un bonne cinquantaine de moines sont accroupis, en train de méditer. Plusieurs d’entre eux sont recouverts d’un fin voile leur donnant l’air amusant de petites tentes. Shway m’explique que ces méditants vont rester là, immobiles,  jusqu’au petit matin. Ces voiles sont en réalité des protections contre les moustiques. Cela nous mène à une discussion sur la pratique de la méditation et ses effets sur le corps et l’esprit.



Nous arrivons maintenant aux baraquements de bois qui servent de dortoirs aux novices et aux moines. Nous pénétrons dans l’un d’eux, que Shway et Htay m’expliquent être leur logement. Il faut quelques secondes à mes yeux pour s’habituer à la pénombre qui règne ici. Il fait chaud et malsain, comme dans ces endroits surpeuplés et mal ventilés. Je distingue çà et là, à même le sol, des masses immobiles qui se révèlent être des moines endormis.

Tandis que Shway m’explique que je suis privilégié d’être ici aujourd’hui car il était interdit aux étrangers de pénétrer l’enceinte des monastères jusqu’en novembre 2012 (soit moins de trois mois avant ma visite), un moine surgit d’un pas saccadé dans la pénombre où nous nous tenons.

Il s’arrête net à quelques pas de nous et nous étudie tour à tour minutieusement de son regard fou. Shway et Htay restent immobiles et fixent du regard l’illuminé tout en gardant une expression impassible. La scène dure une trentaine de secondes durant lesquelles aucun mot n’est échangé alors que mon regard inquiet saute d’un protagoniste à l’autre. L’énergumène s’esquive soudain et, toujours sans un mot, s’enfonce dans la pièce adjacente où sévit une totale obscurité.

Aucun commentaire n’est fait et mes hôtes me font comprendre qu’il est temps de sortir. Je repèrerai plusieurs fois durant mon court séjour des moines manifestement attardés ou trisomiques et en conclue qu’à défaut de système de protection sociale, les monastères font office de refuges pour les orphelins, handicapés et autre laissés pour compte.

Nous sortons de la baraque de bois. Shway et Htay me montrent les tas de pierres et de sable qui servent à édifier des protections contre les eaux qui, à la saison des pluies (juillet-août surtout), peuvent monter jusqu’à hauteur du genou et s’infiltrer dans les maisons insuffisamment surélevées.
 


Arrivés sur une petite place, nous nous asseyons un instant pour admirer les prouesses d’un petit groupe de moines s’entraînant au chinlone, sport populaire ici, se jouant au moyen d’une balle faite de lanières végétales tressées.

(voir ici une compétition de chinlone :  http://www.youtube.com/watch?v=vWSCzN5CNcw )

Mes compagnons me font remarquer que les quelques joueurs que nous avons devant nous sont d’une autre ethnie et qu’ils parlent donc une langue que ni l’un ni l’autre ne comprend. Les salutations réciproques se font donc en birman.

Profitant de notre pause, les deux camarades me parlent de leur vie et de leurs projets. Tous deux semblent avoir le même objectif : rassembler les moyens et l’expérience nécessaires pour fonder une école dans leur village natal et garantir ainsi l’éducation de leur peuple.

Tous deux s’occupent déjà d’enfants et enseignent dans un orphelinat de Rangoun. Ils leur enseignent le bouddhisme, le birman et l’anglais. Shway se dit même diplômé en et professeur de sanskrit. Le sanskrit serait-il donc toujours un véhicule du savoir bouddhiste comme le latin le fut du christianisme et l’arabe l’est de l’islam ?

Des obstacles inimaginables se dressent toutefois sur leur chemin. Mes deux accompagnateurs d’un jour m’ouvrent en effet les yeux sur une réalité que je ne soupçonnais pas.

Bien que je sois au courant par mes lectures des discriminations encourues par les minorités ethniques, je ne me rendais pas compte à quel point celles-ci pouvaient se manifester concrètement dans la vie quotidienne de ces deux jeunes hommes.

Alors que tous deux sont intelligents, éduqués, cultivés (Shway m'a révélé qu'il est actuellement en train de lire 'L'Etranger' de Camus en anglais) et polyglottes, il leur est impossible de réaliser leur rêve le plus cher : travailler, dans quelque domaine que ce soit, pour gagner de l’argent afin de financer leur objectif philanthrope de création d’école.

La raison en est simple : venant d’ethnies minoritaires, ils n’ont aucune existence légale, donc aucun document d’identité et par conséquent aucune possibilité de décrocher un emploi, même manuel.

Le seul espoir pour eux d’avoir un gagne-pain serait de corrompre un fonctionnaire habilité à leur délivrer un document d’identité, d’une validité limitée à un an renouvelable. Dont coût estimé à 180 US$, les pots-de-vin se payant bien sûr en dollars, une somme impossible à rassembler dans leur cas.

Je leur demande naïvement s’ils rentrent parfois chez eux. Ils évitent de me répondre directement mais je comprends en filigrane qu’ils n’ont bien sûr pas les moyens de voyager à l’autre bout du pays.

Comme pour changer de sujet, ils me proposent alors d’aller présenter mes hommages aux ‘nats’. Les nats revêtent une très grande importance dans la vie spirituelle des Birmans. Bien que majoritairement bouddhistes, ils vouent un culte très prégnant et visible à ces esprits qui les accompagnent à chaque instant.  
 


D’après ce que j’ai pu comprendre, il y aurait trente-sept  nats principaux clairement identifiés et des milliers d’autres moins définis. Il existe des ‘bons’ et des ‘mauvais’ nats. Ceux qui sont présentés ici font partie des trente-sept plus connus. Un peu à l’instar des dieux grecs ou romains, ou des saints chrétiens, leurs attributs permettent de les identifier sans peine.

Les autels dédiés aux nats sont présents partout dans la ville. On les trouve principalement dans les grands arbres qui bordent les avenues et les parcs.



Probablement le nat symbolisant l'esprit de l'arbre

Petit autel au bord de la route, des offrandes y sont souvent déposées, sous forme de fleurs, de nourriture, etc.




En bordure du lac Kandawgyi, un nat particulièrement bien logé

Nous continuons de marcher tout en discutant. Je suis enchanté d’avoir enfin l’occasion de discuter avec des Birmans d’autant plus que cette discussion est particulièrement instructive.

Nous avons maintenant traversé toute l’enceinte du monastère et débouchons sur une route sans circulation. Mes nouveaux amis m’expliquent qu’il leur faut maintenant prendre congé de moi, qu’ils vont prendre le bus pour aller au marché acheter de quoi faire à manger pour les enfants ce soir.

C’est alors qu’ils m’expliquent que nourrir tous ces enfants coûte cher et qu’une donation serait la bienvenue. Le principe de la donation est bien ancré dans la société birmane : chaque matin, les moines passent dans les rues et les habitants du quartier leur distribuent des rations de nourriture ou de l’argent, des urnes sont également disposées un peu partout autour des lieux de culte.

Je ne m’attendais toutefois pas à ce que mes chaperons me demandent ainsi tout de go de financer l’orphelinat. La surprise doit se lire sur mon visage mais c’est surtout de la déception que j’éprouve à ce moment-là.

En sortant de ma poche l’équivalent des 10€ qu’elle contient et que Shway empoche prestement, les questions se bousculent dans ma tête.
Est-ce que les deux heures que nous avons passées ensemble n’étaient pour Htay et Shway qu'un investissement ? N'ont-ils vu en moi qu'une source potentielle de profit ? L'intérêt qu’ils m’ont porté était-il feint ? N’étais-je que leur cible d’aujourd’hui, dans un stratagème qu’ils reproduisent chaque jour ?

Sur le chemin du retour, j’en viens même à m’interroger sur la véracité de leur récit. L’air embarrassé de Htay était-il dû,  non pas à sa gêne face à sa mauvaise connaissance de l’anglais comme je le pensais, mais plutôt à son malaise par rapport au but ultime de toute notre conversation ?
Va-t-il falloir que je m’endurcisse et que j’apprenne à refuser les sollicitations ? Vais-je pouvoir avoir des rapports d’égal à égal avec les Birmans ou y aura-t-il toujours cette ambigüité dans mes relations avec les autochtones ?

Je suppose que cette expérience fera partie de mon apprentissage et de ma découverte du pays… Dépité et déconfit à force de ressasser ces questions, je rentre à l’hôtel, dont le prix de la nuitée paraîtrait probablement, et à raison, indécent à mes deux camarades…


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